Avec le nombre record de femmes devenues élues au poste de maire au Québec il y a quelques semaines, un poste traditionnellement occupé par des hommes, j’ai décidé de me mettre à jour sur la place des femmes dans les métiers non traditionnels au Québec. Pour ce faire, quoi de mieux que de m’entretenir avec Leïla Rivard, conseillère d’orientation au Centre d’intégration au marché de l’emploi (le CIME), dont la mission est l’amélioration de la situation économique des femmes.
Cet organisme à but non lucratif, situé en Estrie, offre des services d’employabilité et des services d’orientation professionnelle spécifiquement pour les femmes, ainsi que des services aux entreprises pour mieux adapter leur milieu de travail à celles-ci. Tout un volet des services du CIME est dédié à leur rendre plus accessible les métiers non traditionnels masculins.
En 2019, sur plus de 500 groupes professionnels, la région de l’Estrie comptait 251 métiers non traditionnels pour les femmes. Ce nombre serait sensiblement semblable pour l’ensemble du Québec.
Mais c’est quoi un métier non traditionnel?
Dès qu’un métier est composé de moins de 33% d’hommes ou de femmes, il est considéré comme non traditionnel. Il existe donc des métiers non traditionnels pour les femmes… mais aussi pour les hommes!
La distinction entre les deux?
Les métiers non traditionnels masculins, c’est-à-dire occupés majoritairement par des hommes, sont, de manière générale, mieux rémunérés que les métiers non traditionnels féminins et ils bénéficient généralement de meilleures conditions de travail (plus souvent à temps plein, plus d’avantages sociaux, plus de congés payés, assurances collectives, fonds de retraite, etc.). Voici quelques exemples tirés des statistiques officielles québécoises.
À diplôme équivalent, différences salariales marquées
Diplômes d’études professionnelles. Prenons le DEP en coiffure (typiquement féminin) et le DEP en mécanique automobile (typiquement masculin). En 2015, la moyenne salariale des coiffeuses/coiffeurs était de 18 000$/année… et de 42 000$/année pour les mécaniciens et mécaniciennes de véhicules motorisés.
Diplômes d’études collégiales. Le programme Techniques de bureautique permet de devenir adjoint.e administratif, une profession majoritairement exercée par des femmes et dont le salaire moyen était de 47 000$/année en 2015. À titre de comparaison, le programme Techniques de l’informatique mène à des professions telles que techniciens/techniciennes de réseau informatique (salaire moyen de 58 000$/année), programmeurs/programmeuses en médias interactifs (salaire moyen de 68 000$/année) et analystes de bases de données (salaire moyen de 76 000$/année), toutes des professions non traditionnelles pour les femmes.
Baccalauréats universitaires. Au Québec, bien que les femmes soient maintenant plus nombreuses que les hommes sur les bancs de l’université, elles ont tendance à se retrouver dans des formations en sciences humaines et sociales, plutôt que des formations en sciences de la nature, du génie ou de la technologie. L’écart salarial entre ces deux grandes catégories de formations peut être assez considérable. Par exemple, en 2015, les enseignant.e.s au préscolaire et au primaire avaient un salaire moyen de 66 000$/année comparativement à 83 000$/année pour les ingénieur.e.s civil.e.s.
Le fameux 15%
Le métier de peintre en bâtiment est le premier métier non traditionnel du secteur de la construction, dans l’ensemble du Québec, à avoir dépassé la masse critique de 15% de femmes (18,37% de femmes en 2019). Mais pourquoi s’attarder à ce 15%?
Leïla nous explique que dès qu’un métier non professionnel dépasse la barre des 15% pour le genre minoritaire, cette proportion tend par la suite à s’accroître rapidement. C’est ce qui aurait été observé par la recherche et c’est ce que des organismes comme le CIME visent d’abord comme transformation dans les secteurs d’activités où l’on trouve peu de femmes.
De nouveaux modèles professionnels
Selon Leïla, l’effet de levier de ce 15% s’explique par le nombre croissant de modèles féminins qui en découlent. À partir de ce point critique, les femmes et les jeunes filles risquent davantage d’être en contact avec des modèles professionnels féminins dans ces métiers non traditionnels, que ce soit à travers les médias ou dans leur entourage direct. Avoir une tante dans le domaine de la construction et pouvoir en apprendre plus sur son métier et sa passion, cela peut faire toute la différence dans un processus de choix de carrière.
Et ces nouveaux modèles professionnels ont aussi l’avantage de changer positivement la perception que peut avoir l’entourage des femmes, comme la famille et les amis, à propos des métiers non traditionnels. À l’adolescence, l’opinion des proches compte pour beaucoup dans le choix de carrière.
Un changement de culture au travail
De nombreuses femmes croient qu’elles ne sont pas toujours les bienvenues dans certains métiers non traditionnels, que leur présence dérange, qu’elles devront travailler plus fort que les hommes pour prouver qu’elles peuvent être aussi compétentes que les hommes ou que l’environnement de travail ne soit pas adapté pour elles. Dans le milieu de l’intervention en orientation, on appelle cela des croyances limitatives. La crainte de vivre du harcèlement psychologique ou sexuel est aussi une barrière assez commune pour les femmes qui songent s’orienter dans certains secteurs d’activité non traditionnels.
Dans certains secteurs d’activité, on pense notamment au domaine de la construction, au domaine du transport et au domaine de l’informatique, les préjugés négatifs à l’égard de la compétence des femmes sont effectivement tenaces. Il existe même, dans certains milieux, une culture de travail hostile à l’égard de la compétence des femmes :
«Une mécanicienne va réparer une voiture et il y a un collègue de travail qui va dire au client : “écoute, je vais repasser le char avec toi après, parce que c'est une fille, alors on sait jamais”. Mais c'est son collègue de travail et cette mécanicienne-là vit à tous les jours avec ce collègue de travail. Mais pourtant, elle est compétente et elle n'a jamais eu de plaintes sur son travail. Parfois ce sont les clients qui vont dire : “je veux que ce soit LE mécancien et pas toi. Peux-tu juste faire le ménage de mon char pendant que l'autre mécanicien va faire la job?”» -Leïla Rivard, conseillère d'orientation au CIME
Mais à partir de 15% de représentativité de femmes dans un secteur d’activité non traditionnel, elles seraient suffisamment nombreuses pour que la culture de travail puisse commencer à changer pour le mieux et que les préjugés des collègues masculins puissent commencer à tomber : on se rend compte qu’elles peuvent être aussi compétentes que les hommes.
De meilleures pratiques de recrutement
Les préjugés négatifs à l’égard des femmes se trouvent aussi du côté des employeurs, ce qui limite encore plus l’accès des femmes à certains métiers non traditionnels.
«Dans les métiers non traditionnels, il y a beaucoup de préjugés de la part des employeurs face aux femmes. Ils vont dire : “j'en ai déjà eu une femme et ça a mal été, donc je veux pu en embaucher d'autres”. Et après ça on va leur demander : “est-ce que ça a déjà été mal avec des hommes?” -Ah ouais ouais, il y avait lui que j'avais engagé et ça a été mal. -Alors, est-ce que tous les hommes sont comme ça? Une partie de notre travail au CIME c'est vraiment de défaire tous ces préjugés-là qui mènent à la discrimination des femmes.» -Leïla Rivard, conseillère d'orientation au CIME
Les préjugés ne sont pas toujours conscients de la part des employeurs. Le rôle du CIME est aussi de les aider à identifier les biais négatifs qu’ils ont à l’égard des femmes et qui peuvent nuire au processus de recrutement des femmes. Parfois, il suffit de changer le titre du poste pour y inclure le féminin. Écrire «camionneur / camionneuse recherché(e)» plutôt que simplement «camionneur», ça envoie un message clair que le milieu de travail accueille les femmes.
Dans d’autres cas, c’est la perception que l’employeur qui doit être modifiée. Sans s’en rendre compte, certains employeurs considèrent la femme comme étant trop fragile pour travailler dans leur milieu et ils adoptent une posture paternaliste à leur égard.
«Il y a des chefs d'entreprise en camionnage qui vont voir une femme en entrevue et ils vont se dire : “Ben je le sais, cette petite fille elle va avoir mal au dos super vite”. Donc il va vouloir protéger la femme. l'aider en quelque sorte, et il va, au final, lui refuser le poste.» -Leïla Rivard, conseillère d'orientation au CIME
Amélioration de la santé et de la sécurité au travail
Dans certains secteurs d’activité, comme la construction et le transport, il n’est pas rare de rencontrer une certaine culture de la virilité et de l’endurcissement. Pour ne pas paraître faibles, les hommes apprennent rapidement à ne pas se plaindre de certaines manières de travailler, même si celles-ci leur causent de l’inconfort, voire de la douleur. Le conformisme social, entre hommes, expliquerait en grande partie pourquoi ils osent moins nommer leurs besoins.
«Par exemple, l'outil de travail qui n'est vraiment pas adapté à la femme, plus vite elle va avoir mal et qu'elle va nommer qu'il y a quelque chose qui devrait être modifié. L'employeur demander aux hommes : “vous autres, vous en pensez quoi?” Soudainement, des hommes vont répondre : “moi aussi j'ai mal en faisant ça.” “Moi aussi je trouve qu'il va mal cet outil-là.” “C'est vrai que ça c'est rough.” Le boss va répondre : “pourquoi vous ne me l'avez pas dit avant, on vous l'aurait changé avant!”» -Leïla Rivard, conseillère d'orientation au CIME
L’arrivée des femmes dans les métiers non traditionnels, notamment la progression vers le fameux 15%, aurait permis à de nombreux secteurs d’activité, souvent grâce à l’intervention de la CNESST, des syndicats et de la Commission de la construction du Québec, d’améliorer leurs conditions de travail : avoir des outils et des espaces de travail plus ergonomiques, comme des tables qui peuvent s’ajuster en hauteur. Une entreprise de l’Estrie a même acheté une nouvelle flotte de camions au nez plus plat, spécifiquement pour attirer et mieux accommoder les femmes. Les hommes de plus petite taille en profiteront tout autant!
Toutes ces modifications dans l’organisation du travail ont un effet direct sur la capacité des femmes à se projeter, que ce soit comme premier choix de carrière ou lors d’une réorientation, dans des métiers «typiquement» masculins.
Pour en savoir davantage sur le sujet
La mixité en chantier (lien)
Concours Chapeau, les filles! (lien)
Gazette des femmes (lien)